Résumé
Composé de cinq ensembles alternant aphorismes, proses et formes versifiées, ce recueil de Cédric Demangeot est la preuve vivante - et se veut peut-être la démonstration - de la vigueur et validité singulière que peut garder la poésie lorsqu'elle poursuit expressément un dessein négatif. On s'en apercevra à condition de ne pas réduire ce dernier terme à son acception la plus courante, celle qui désigne une « passion triste », un pessimisme de principe ou un nihilisme mal entendu ; ou simplement, en ne s'y arrêtant pas plus qu'il n'est nécessaire. « Comment peut-on reprocher à un penseur d'être 'pessimiste', ou à un poète d'être 'négatif'. C'est absurde. C'est comme reprocher à une mère de s'inquiéter, à un mendiant d'avoir faim, à un enfant d'être nu » écrit ainsi l'auteur.
De fait, la dépossession est ici à la fois le domaine propre, le seul objet possible, le principe moteur et le pis-aller d'une écriture qui semble se concevoir comme une purge. Son but, certes, est ailleurs, et porte les noms très « positifs » de vie, de monde, de terre : « L'écriture, la poésie, la littérature : en soi, je m'en fous. Tant que je n'aurai pas compris comment vivre la vie, aucun autre travail, aucune autre question ne saura me retenir. » Mais ce but est aussi sa frontière : « Ce que je gagne à perdre ? On le détruirait en le nommant. » En somme, la poésie de Demangeot se nie et se resserre sur elle-même parce qu'elle refuse de parler « la bouche pleine de mort » ; elle cherche avec férocité une réduction du discours et de l'erreur, une parole « anhistorique », et tend donc à la raréfaction, voire au silence. « Un espoir : se dissoudre - avec l'Histoire dont on est l'étranger - dans le poudroiement des conclusions ».
Mais quel est ce « poudroiement », quelles sont ces « conclusions », ou, en d'autres termes : que reste-t-il à écrire, et donc à lire, dans l'étranglement d'une telle spirale ? Les quelques extraits cités en donnent un aperçu : dans les aphorismes qui constituent l'essentiel du recueil, la langue de Demangeot s'assèche pour cerner, avec une puissance d'expression s'élevant parfois à l'énigme, tout ce que son engagement poétique total (lui-même interrogé comme une double vocation de volonté et d'impuissance) conduit à attaquer et à défendre. Si l'on voit ainsi émerger un autoportrait en creux du poète - qui ne recule pas devant le Je -, les observations dégagées sont surtout de nature morale, politique, historique, philosophique et, bien sûr, langagière et littéraire. À cet égard, la première partie du livre, « Lire dans le noir », nomme une constellation d'auteurs (Richard Weiner, Mathieu Bénézet, Jacques Dupin, Marina Tsvetaeva, Guy Viarre, Rodrigue Marques de Souza, Leopoldo María Panero...) qui permettra au lecteur de s'orienter et de comprendre dans quelle direction s'engage l'équipée de Cédric Demangeot.
Livre saisissant, donc, par cet état des lieux désertique qu'il dresse, et le feu avec lequel il convertit cette aridité en ressources.