Résumé
Nous savons, grâce à Montaigne, que le voyage est un « exercice profitable » : « Je ne sache point meilleure école, comme j'ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature ». Mais un voyage réel, quelles que soient les causes du départ, les destinations et les types de déplacements prévus, ne s'effectue pas sans recourir à des instruments divers d'orientation, de conseils et d'informations : les médias, entendus au sens large, sont nécessaires au voyage ; mais n'en sont-ils que les auxiliaires ?
Que fait le média au voyage, quand il raconte et met en récit un « ailleurs » dont il définit lui-même les contours et les limites ? Comment le transforme-t-il, en alimentant le désir et l'imagination de ses publics, voyageurs et peut-être, surtout, non-voyageurs ?
Daniel Roche voit dans la production des récits de voyage à l'époque moderne, « un ensemble de références qui servent à comprendre ou à refuser les différences et composent le fond d'une capacité au changement, à l'intégration de la nouveauté » [1]. Ce jugement vaut-il pour d'autres temps ? Comment les médias ont-ils accompagné et interprété le double mouvement d'élargissement et de rétrécissement du monde qui s'accélère du xviiie au xxe siècle et dont le voyage est une composante décisive ? Ou plus exactement les voyages, car au fil du temps, les finalités, les modalités, les destinations et les publics se sont tant accrus et diversifiés que le marché les a catégorisés, le voyage demeurant un exercice « profitable », mais pas nécessairement au sens où l'entendait Montaigne. Telles sont quelques-unes des questions qui traversent ce dossier.
Christiane Deluz explique les ressources de l'information orale indispensable aux voyageurs du Moyen Âge - pèlerins, marchands - pour éviter les obstacles et les dangers, pour solliciter les appuis et les protections nécessaires. Mais déjà sont apparus les guides écrits qui recensent les itinéraires et les étapes obligées du chemin emprunté et à la quête de l'information utile, s'ajoute, dès la fin du xiiie siècle, une curiosité qui résonne comme un appel à partir.
L'imprimé a permis de multiplier les récits de voyage diffusés d'abord par les livres puis, de plus en plus, par la presse périodique. Yasmine Marcil observe à travers la critique de presse de la seconde moitié du xviiie siècle la vogue des comptes rendus de voyages d'exploration scientifique, révélatrice de l'engouement des Lumières pour le progrès des sciences, mais aussi de l'essor du journalisme critique, qui s'instaure en médiateur entre les institutions savantes et le lectorat.
L'exploration scientifique du monde se prolonge au xixe siècle selon une approche naturaliste et encyclopédique, mais l'expansion de la presse périodique illustrée et l'intérêt de la presse quotidienne pour les lointains font évoluer les perspectives de traitement du voyage et surgir de nouvelles figures de voyageurs. La presse se donne elle-même pour voyage, comme le montre Sylvain Venayre. Le journal est le point d'arrivée et le point de départ du voyage, avant même le tournant de la seconde moitié du xixe siècle qui consacre le journalisme de reportage. Les représentations de l'explorateur en Afrique, étudiées par Isabelle Surun, montrent comment la presse illustrée populaire a lié l'exploration de territoires méconnus à l'appropriation du monde par la conquête coloniale, en faisant de la figure de l'explorateur-savant celle d'un héros national.