Résumé
Louis-Ferdinand Céline, dans un article publié par la N. N. R. F. (juin 1954), a précisé, sous la forme d'une interview imaginaire, quelques points essentiels de son «art poétique». Pour lui, le cinéma a tué une certaine forme de roman, comme jadis l'invention de la photographie a rendu impossible la peinture académique et «ressemblante». Les écrivains d'aujourd'hui doivent réagir devant le cinéma qui montre et raconte
mieux qu'eux, comme les impressionnistes ont réagi devant la photographie. Céline revendique le privilège d'avoir introduit dans la littérature française «une toute petite invention, comme le bouton de col à bascule, le pignon double pour vélo». Une telle déclaration pèche évidemment par la modestie, car l'invention de Céline c'est, ni plus ni moins : l'émotion dans le langage écrit. Il est certain en effet que personne avant Céline n'avait écrit comme lui et que, depuis 1932, beaucoup l'ont imité. Normance, qui est le tome Il de Féerie pour une autre fois, est un admirable exemple «d'émotion dans le langage écrit». Cela tient davantage du poème que du roman. C'est une sorte de ballet Iyrico-grotesque, mis en musique sur un rythme haletant, obsédant, qui fuit le ronron berceur et a recours, en fait de dissonances, aux détonations d'un bombardement. L'auteur se dérobe quand on attend de lui des éclaircissements ; au contraire, il redouble le tonnerre de son tam-tam apocalyptique, sûr de ne jamais taper trop fort, puisque c'est l'humanité en état de guerre qu'il fait évoluer autour du gros Normance, monstre de bêtise brutale, et de Jules, ordonnateur sadique du massacre. Dans ce ballet-vision de cauchemar, Lili, femme de l'auteur, passe souplement, toute tendresse et grâce. L'auteur, lui, pour recevoir les coups du destin et ceux de ses semblables se donne le rôle d'un clown en somme, sur lequel pleuvront pour finir les feuillets des manuscrits qui, dans la réalité, ont été à tout jamais perdus.