Résumé
La conversation de ces deux jeunes femmes roulait sur la diffamation dont Lacan faisait encore l'objet trente ans après sa mort. La première me reprochait mon silence sur « un dégoûtant ramassis de saloperies », la seconde « une complaisance qui aura permis aux modernes Erinyes de se sentir autorisées à dire n'importe quoi sur celui qu'elles poursuivent d'une hainamoration implacable et éternelle ». Si les deux amazones me communiquèrent sans peine leur fièvre d'arracher la tunique de Nessus consumant Hercule, comment leur désir devenu mien aurait-il été sans perplexité ? Lacan, je l'avais connu, fréquenté, pratiqué seize ans durant, et il n'avait tenu qu'à moi de porter témoignage. Pourquoi m'être tu ? n'avoir rien lu de cette littérature ? Étudiant son enseignement, rédigeant ses séminaires, prenant le sillage de sa pensée, j'avais négligé sa personne. Préférer sa pensée, oublier sa personne, c'était ce qu'il souhaitait qu'on fasse, au moins le disait-il, et je l'avais pris au mot. Sans doute avais-je toujours eu soin, par méthode, de référer ses énoncés à son énonciation, de ménager toujours la place du Lacan dixit, mais ce n'était nullement faire cas de sa personne. Au contraire, ne dire mot de sa personne était la condition pour m'approprier sa pensée, approprier ma pensée à la sienne, je veux dire universaliser sa pensée, opération où le tien et le mien se confondent et s'annulent. Je m'étais intéressé à élaborer ce qui, de la pensée de Lacan - mot qui le faisait rire - pouvait être transmis à tous, sans perte, ou avec le moins de perte qu'il était possible, et que chacun pouvait ainsi faire sien. Cette voie était celle de ce qu'il appelait, d'un usage qui lui était propre, le mathème. Or, cette voie implique par elle-même une certaine disparition du sujet et un effacement de la personne. Faire néant de la personnalité singulière de Lacan allait donc de soi. Je la signalais dans mes cours, mais c'était pour la soustraire, la laisser tomber, la sacrifier, si je puis dire, à la splendeur du signifiant. Ce faisant, je me sentais être partie prenante de ce temps futur que, de son vivant, il appelait de ses voeux, celui où sa personne ne ferait plus écran à ce qu'il enseignait. En somme, la voie du mathème m'avait conduit à garder le silence quand j'aurais eu à faire quelque chose que mes deux jeunes amies appelaient le défendre. Mais le défendre, je l'avais fait de son vivant, et jusqu'au bout, quand il était aux abois, puis à la dernière extrémité. À quoi bon le faire, lui mort ? Mort, il se défendait très bien tout seul - par ses écrits, son séminaire, que je rédigeais. N'était-ce pas assez pour faire voir l'homme qu'il était ?